Par leurs œuvres, les artistes anticipent et préfigurent les questions fondamentales qui entourent l'avenir de l'humanité et sa dérive. Comme ci dessous avec cette machine "traducteur de données en temps réel" qui a converti en 1965 les données de l'image numérique de Mariner 4 en chiffres imprimés sur des bandes de papier. Trop impatients d'attendre l'image officielle traitée, les employés de la section des télécommunications de Voyager ont fixé ces bandes côte à côte sur un panneau d'affichage et ont colorié les chiffres à la main comme une peinture à chiffres.
L'intuition de l'art a souvent fourni la clé pour imaginer ce que la science a ensuite exploré et prouvé. Si l'art spatial a joué un rôle fondamental dans la formation d'une image du système solaire bien avant que les photographies réelles ne nous parviennent, l'art contemporain spécule sur le nouvel avenir de la colonisation interplanétaire qui se présente à nous.
L'humanité a toujours visé les étoiles, l'artiste étant le médium par lequel nous canalisons le vertige de l'inconnu et notre désir de le posséder ; l'intermédiaire qui, soit par l'observation directe, soit par le transfert visuel de données, traduit les mirages lointains qui fixent l'imaginaire collectif. Les habitants des grottes de Lascaux (France) ont été les premiers à enregistrer ce centre de l'univers sans certitude scientifique et, grâce à l'habileté visionnaire des artistes, il était possible de savoir à quoi ressemblaient Jupiter, la Voie lactée, Kepler-1649c et Mars bien avant l'invention de l'astrophotographie ou de la photographie numérique.
Mars est cet astre rougeâtre et scintillant, étrangement familier et pas si lointain, qui, depuis des siècles, captive les scientifiques et les créateurs : des gribouillages de Christiaan Huygens aux "canaux" de Schiaparelli et au premier phénomène de fans martiens, en passant par les premières illustrations réalistes de Léopold Trouvelot. Toutes sont des interprétations cosmiques d'une beauté captivante qui ont rendu visible l'invisible.
Mais pourquoi Mars ? Mars est proche ; nous pouvons nous y rendre, comme l'a montré Persévérance, en un peu plus d'une demi-année. Elle est semblable à la Terre par sa taille et ses jours (à peine 40 minutes de plus que les nôtres), mais aussi parce que nous retrouvons des caractéristiques similaires dans ses paysages : ses montagnes, ses lacs (aujourd'hui asséchés), ses calottes enneigées, ses cratères, ses vallées et ses déserts évoquent la beauté sauvage des paysages naturels de l'Utah ou de l'Arizona. Sa surface est rocheuse, et non une bombe à gaz comme celle de Jupiter, et bien qu'elle ne possède pas notre atmosphère oxygénée, elle n'est pas enveloppée d'une atmosphère épaisse et toxique comme Vénus. Alors que la planète Terre se détériore en raison des ravages environnementaux causés par l'humanité, Mars apparaît comme un futur possible pas trop lointain.
Le potentiel de l'art spatial est apparu comme un art capable de stimuler l'imagination d'une société en quète de rève, en offrant une vision du futur parsemée d'étoiles et, en même temps, en préparant le terrain et en programmant une nouvelle mentalité pour la course spatiale imminente. La NASA a pris conscience du potentiel offert par ces créations et de leur capacité à créer un imaginaire collectif, à transcender le tangible, à supprimer les barrières et à rapprocher les innovations et les découvertes scientifiques des gens ordinaires. L'art spatial a non seulement contribué à susciter l'intérêt du grand public, mais il a également constitué un excellent outil de collecte de fonds. À partir de ce moment, artistes et scientifiques ont travaillé côte à côte pour traduire les recherches actuelles et futures en images qui suscitent la réflexion.
Jusqu'à aujourd'hui, l'art et la photographie contemporaine ont suivi de près l'évolution de l'exploration planétaire, dont les résultats ont inspiré de nombreuses œuvres et ont servi à leur tour de véhicule pour rendre visibles certaines problématiques actuelles.
Comme dans les grottes de Lascaux, les artistes ont anticipé et préfiguré dans leurs œuvres les questions fondamentales entourant l'avenir de l'humanité et sa dérive. Lorsque les agences gouvernementales ont commencé à étudier sérieusement les conditions qui permettraient aux humains de vivre au-delà des frontières de la Terre et que des entreprises du secteur privé, comme SpaceX, ont rendu public leur projet de colonisation de Mars, la communauté des artistes s'est moins centrée sur le succès de ces missions que sur la mise en évidence d'une nouvelle histoire de la colonisation dans l'imaginaire culturel. Elle spéculait depuis quelque temps déjà sur les conséquences dévastatrices du changement climatique et la fuite en avant d'une humanité révoltée contre l'extinction, réfléchissant aux inégalités de la colonisation future et à ce qu'impliquerait l'exode interstellaire.
Le thème est toujours le même : le mouvement humain, la recherche, le déplacement et la réinstallation - la population éthiopienne chassée par la sécheresse, les Yéménites fuyant la guerre et la faim et la destruction de la Terre par l'humanité qui nous pousse à coloniser Mars.
La dynamique socio-politique de la Terre se répétera-t-elle dans les nouvelles colonies martiennes ? Les colonies sur Mars seront-elles des arches de Noé pour les super riches ou, comme dans Total Recall (Paul Verhoeven, 1990), conduiront-elles à un fantasme de ségrégation où seules les classes les plus défavorisées auront leur parcelle extraterrestre, laissant la Terre à quelques privilégiés ? Suivant la maxime de Jameson "il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme", dont l'essence est saisie dans le "réalisme capitaliste" de Mark Fisher (Capitalist Realism, Zero Books, 2009), tout semble indiquer que cette nouvelle course à l'espace menée par des entreprises privées accentuera les inégalités sociales et économiques dans une forme de capitalisme qui s'étend au-delà de notre atmosphère.
La candeur des hommes et des femmes des grottes de Lascaux et l'optimisme des illustrateurs du Space Art ont en quelque sorte été remplacés par un art contemporain incapable d'imaginer un avenir qui ne soit pas un reflet ou une répétition infinie du présent et de ses conditions socio-économiques. L'art suggère que le capitalisme, et non l'humanité, est le véritable conquérant des mondes.